Génie protéiforme, créateur audacieux, Katsushika Hokusai
(1760-1849) incarne la spiritualité et l’âme japonaises.
« Fou
de dessin » (gakyôjin) tel qu’il aime à s’appeler
lui-même, doué d’une curiosité artistique insatiable
et d’un élan créateur durable et fécond tout au
long d’une carrière prolifique, longue de soixante-dix années,
servi par une extraordinaire capacité de travail, il laisse une
production
monumentale, comprenant des milliers d’œuvres remarquables tant
par leur qualité esthétique que par leur variété stylistique :
peintures, dessins, gravures, livres illustrés, manuels didactiques.
Il pratique tous les genres traditionnels, – portraits de geishas,
d’acteurs de kabuki et de lutteurs de sumo, scènes
de la vie quotidienne, cartes de vœux raffinées (surimono),
illustrations de romans et de poésies –, mais c’est dans
les années 1830, avec la publication de ses grandes séries
de paysages, où il traite pour eux-mêmes les sites naturels,
qu’il donne une vigoureuse impulsion à l’estampe japonaise.
Adoptant un style tout à fait original, il réalise une synthèse
entre son acquis oriental et l’assimilation des influences occidentales
pour composer des paysages inattendus, d’une saisissante beauté.
Hokusai est né en 1760 dans un faubourg campagnard d’Edo. On ne sait rien de ses parents véritables.
Adopté à l’âge de trois ans par un artisan d’art,
fabricant de miroirs à la cour du shogun, il développe des
aptitudes précoces pour le dessin. Commis chez un libraire, il étudie
les images des livres illustrés. À l’adolescence, il
fait son apprentissage chez un xylographe, où il travaille de 1773 à 1778,
s’entraînant à graver lui-même les planches de bois.
Tout au long de sa vie, mouvementée et difficile, il déménage
constamment et change perpétuellement de nom et de signature, selon
les étapes de son travail et l’évolution de son style.
Sur les cent vingt noms d’artiste et pseudonymes utilisés
par Hokusai, on peut en retenir six principaux qui ponctuent les périodes
stylistiques les plus importantes de son œuvre et correspondent
aux six grandes phases de sa carrière :
1779 à 1794, Katsukawa Shunrô (« Splendeur
du Printemps »).
À l’âge de
dix-huit ans, il entre dans l’atelier de Katsukawa Shunshô (1726-1793), éminent
portraitiste d’acteurs de théâtre kabuki. Durant
sa période de formation, il réalise des portraits de courtisanes,
d’acteurs, des estampes commerciales à bon marché et
illustre de nombreux romans populaires (kibyoshi) ;
1795-1798, Sôri II
(nom pris à la
mort de l’un de ses maîtres, Tawaraya Sôri). Il abandonne
l’école Katsukawa et invente un style personnel, empreint
de lyrisme, tout en subissant des influences chinoises et occidentales.
Fréquentant une élite culturelle, il édite des
calendriers (egoyomi) et des surimono, estampes hors
commerce, à diffusion privée, émises souvent à l’occasion
du Nouvel An, accompagnées pour la plupart de courts poèmes
(kyôka) et distribuées entre amis ;
1799-1810 : Hokusai
(« Atelier du
Nord »). Il s’affirme en tant qu’artiste indépendant
et réputé, suscitant élèves et imitateurs.
Il opte pour le nom qui l’a rendu célèbre, en hommage à la
divinité bouddhique Myôken, incarnation de l’étoile
du Nord, à laquelle il voue un culte particulier. Parallèlement à sa
production de surimono, d’estampes polychromes et de
peintures, il illustre un grand nombre de yomihon, romans-fleuves
inspirés de légendes chinoises ;
1811-1819 : Taitô
(nom également
lié au culte des astres, se référant à la
Petite Ourse). Il privilégie les livres d’images, manuels
didactiques et cahiers de modèles, et publie les dix premiers
volumes de la Manga, encyclopédie imagée du Japon
en quinze volumes, contenant d’innombrables croquis, fournissant
aux artistes un répertoire iconographique de modèles sur
tous les sujets ;
1820-1835 : Litsu (« Âgé à nouveau
d’un an », première année du nouveau cycle
astrologique de 60 ans). Les années 1830 marquent l’apogée
de sa carrière. Il déploie une activité débordante,
maîtrise parfaitement l’art du paysage, révélant
la beauté majestueuse de la nature. Ses séries d’estampes
les plus connues datent de cette époque : les Trente-six
vues du mont Fuji, les Vues des ponts célèbres,
les Cascades de différentes provinces, ainsi que des
suites consacrées aux fleurs et aux oiseaux, et d’autres
sur des thèmes fantastiques comme les fantômes ;
1834-1849 : Manji (« Dix mille ans »).
Il
publie à cette époque les Cent vues du mont Fuji (1834-1840),
soigneusement imprimées en trois volumes dans de délicates
teintes de gris, et deux séries célèbres illustrant
des anthologies de poésie classique : Le Vrai Miroir des poètes
et des Poèmes chinois et japonais et les Cent poèmes
expliqués par la nourrice. En 1839, un incendie détruit
sa maison avec tout son matériel, ses croquis et dessins. Dans les
années 1840, comme beaucoup d’artistes ukiyo-e en
fin de carrière, il se désintéresse de l’estampe
et s’adonne surtout à la peinture. Il dessine une multitude
de lions pour conjurer le mauvais sort. Il meurt en 1849, laissant en guise
d’adieu ce poème témoignant de son goût pour la
nature : « Même fantôme / J’irai marcher gaiement
/ L’été dans les landes. »
Vers 1830, Hokusai s’empare de la montagne sacrée, associée à une
divinité du feu, et refuge de sanctuaires shintoïstes. A l’égal
d’un dieu, il l’approche, en état de grâce et de
méditation, lui rendant un véritable culte. Trois ans plus
tard, de cette fervente et poétique intimité naît le
chef-d’œuvre, les Trente six vues du mont Fuji, qui
place le maître au sommet de son art.
Le mythique volcan ayant été traditionnellement
célébré par les légendes, la littérature
et la peinture japonaises depuis le VIIIe siècle,
ce n’est
certes pas le thème, récurrent, de cette somptueuse série
d’estampes qui est ici novateur, mais bien l’originalité du
propos. Montré ici pour la première fois sous de multiples
points de vue, des lumières, des atmosphères changeantes,
valorisé par d’ingénieux cadrages, le cône omniprésent
s’impose parfois magistralement dans sa souveraine perfection pour,
ailleurs, se laisser presque oublier à l’horizon lointain d’un
paysage dynamique, plus occupé à mettre en scène les
hommes, leurs activités, leur existence matérielle, voire
spirituelle. De cette manière, l’artiste n’épuise
ni ne répète jamais son sujet mais, au contraire, le modifie,
le renforce à chaque nouvelle planche.
En même temps, Hokusai, par une subtile alchimie du trait et de la
couleur, où domine le bleu de Prusse, récemment introduit
au Japon, rend sensibles les quatre éléments et plus particulièrement
l’eau pour créer un espace complexe à la composition
particulièrement soignée. Qu’il figure la montagne de
près comme de loin, à l’aube ou au crépuscule,
sous la neige ou l’orage, environnée de brumes ou dans un ciel
limpide, il fait preuve d’une habileté révolutionnaire
pour intégrer à son savoir faire oriental les techniques de
la perspective occidentale et construire une illusion spatiale, une profondeur
de champ, inconnues jusqu’alors.
L’insertion de nappes de brouillard et l’absence
de ligne d’horizon sont caractéristiques de la manière
japonaise pour rendre la perspective et la profondeur. Dans d’autres
vues, Hokusai utilise avec habileté les techniques
européennes pour rendre l’illusion spatiale et n'hésite
pas à
introduire les principes de la perspective linéaire occidentale.
Le maître attache une importance primordiale à la composition
géométrique de ses estampes. Beaucoup de paysages sont marqués
par de violents contrastes entre le premier plan et l’arrière-plan,
le statique et le dynamique. Kajikazawa dans la province
de Kai, véritable
chef d’œuvre, témoigne
même d’un emprunt aux maîtres chinois : une
zone pleine, au premier plan, avec les flots, le rocher et l’activité humaine,
formant un contraste avec une zone vide (le ciel et la montagne). La composition,
qui repose sur deux triangles imbriqués l’un
dans l’autre, celui du Fuji et celui que forment le promontoire rocheux,
le pêcheur et ses lignes, est caractéristique de l’art
de Hokusai.
Une autre caractéristiques est l’attention particulière
qu’il porte à la vie des gens du peuple, artisans et paysans,
qu’il aime à représenter dans leurs occupations quotidiennes,
en symbiose avec la nature. Soit l’homme est en proie avec une nature
toute-puissante, grandiose et menaçante, comme nous pouvons l’observer
dans Kajikazawa dans la province de Kai , soit il communie avec
elle, dans une harmonie tranquille et sereine.
Dans certaines estampes de la série, Hokusai fixe un moment éphémère,
soit un phénomène naturel très bref comme l'éclair
dans L’Orage sous le sommet de la montagne, soit une action
humaine comme dans Ushibori dans la province
de Hitachi où la scène est d’une quiétude
parfaite ;
un seul bruit et un seul mouvement, celui de l’homme qui verse dans
le marais l’eau qui a dû servir à la cuisson du riz,
provoque l’envol
de deux hérons. Cette représentation d’un instantané,
d’une impression éphémère est caractéristique
de l’ukiyo-e, « images d’un monde éphémère
et flottant ».
Dans l'espampe de la grande vague, Hokusai saisit l’instant
même
où la vague gigantesque, écumante, menace de déferler
sur les embarcations et d’engloutir les vulnérables pêcheurs,
dont l’existence éphémère est soumise au bon vouloir
de la nature.
Hokusai anime le premier plan de son image par un jeu de triangles : celui du toit de la maison répond à ceux que le ponton dessine dans l’eau.
Pour modérer cette "agitation", il calme la scène par l’utilisation des lignes horizontales du plan d’eau et du paysage.
Enfin, un aspect spirituel est introduit par toutes les lignes verticales qui attire le regard vers le haut : l’arbre du premier plan et les sommets des montagnes dans le lointain.
Enfin, les personnages quittant tous l’agitation
de la vie quotidienne (communauté et famille représentées par la
maison, travail représenté par la meule de foin ou les pécheurs du
premier plan) pour le calme de grands espaces aux ondulations douces, on pourrait même voir dans cette traversée une allégorie du cheminement spirituel de la vie idéale.
Un autre point me conforte dans cette idée d’une allégorie, c’est le trajet irrationnel suivi par le pont.
Aucun détail ne justifie dans le dessin que ce pont
n’aille pas directement, en ligne droite, d’une rive à l’autre. Mais si
on considère les lignes formées cette fois-ci par le feuillage de l’arbre, et la déclivité de la montagne, on voit apparaître deux nouveaux triangles placés dans le sens inverse de ceux du bas du tableau. La forme de la passerelle devient alors logique.
Les deux triangles verts désignent comme direction la partie la plus lointaine de l’image, la plus mystérieuse, l’horizon. Le feuillage de l’arbre désigne même un point à l’extrême bord du cadre, là où l’image se termine après que l’œil est suivi le chemin préparé par la construction, comme la vie se termine après que chacun ait parcouru son chemin sur Terre.
Il a introduit dans son art deux outils de la peinture occidentale : l’utilisation de la perspective et celle du bleu de Prusse, ce dernier étant arrivé au Japon dans les années 1830 avec les commerçants hollandais.
Dans une postface à l’édition des 100 vues du mont Fuji, texte écrit à 75 ans, il déclarait à la fois dessiner depuis l’âge de 6 ans et être mécontent de tout ce qu’il avait produit avant... 70 ans ! On mesure là à la fois son perfectionnisme et sa volonté d’amélioration continue. J’y vois aussi le signe d’un optimisme profond et de ce qu’on peut appeler une certaine sagesse.
Son importance tient aussi sans doute à son inépuisable énergie.
Dans le même texte, il ajoutait : "A 80 ans, j’aurai fait quelques progrès, à 90 ans, j’aurais mieux encore pénétré le sens profond des choses, à 100 ans, j’atteindrais un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de 110 ans, un simple point, une simple ligne, tout sera vivant."
En 1849, à 89 ans, katsushika Hokusai s’éteint. Fidèle à son projet, ses dernières paroles ont été : « Encore cinq ans et je serais devenu un grand artiste. » Source